La grave crise financière qui touche l'Office national de
l'eau et de l'électricité met en lumière la mauvaise gouvernance d'un
secteur pourtant stratégique pour le développement du pays. Alors que
les fournisseurs de l'Office souffrent, les multinationales et sociétés
proches du pouvoir profitent allègrement de la situation. Après de longs mois d'attente et face au silence de l'ONEE, les
fournisseurs de l'Office (branche électricité) réclament aujourd'hui
publiquement leur dû, malgré les craintes pour certains de voir
s'envoler de futurs marchés. La situation est critique pour les PME qui
ont vu les délais de paiement s'allonger à l'infini (jusqu'à 24 mois
dans certains cas, selon les professionnels). Plus de 700 entreprises
travaillent actuellement pour l'ONEE, dont 133 sont affiliées à la
fédération sectorielle (FENELEC).
«
Nous sommes en train de faire les comptes pour 2012. Entre les
factures et les cautions à récupérer, nous sommes déjà à plus de 4
milliards de DH. Et ce n'est pas fini, on devrait dépasser les 5
milliards », explique à Lakome Youssef Tagmouti, le président de la FENELEC. «
Nous
ne comprenons pas pourquoi nous ne sommes pas payés, poursuit-il. Les
budgets ont bien été affectés, les bailleurs de fond ont mis la main à
la poche et nous avons réalisé les travaux. Imaginez qu'aujourd'hui, des
entreprises continuent de travailler pour l'Office sans avoir été
payées depuis de nombreux mois. Alors qu'en même temps l'ONEE ne se
prive pas pour leur infliger des pénalités en cas de retard ! ». Les professionnels ont interpellé la Primature et les autorités de tutelle, en leur demandant de prendre des mesures pour «
stopper l'hémorragie ».
Opacité de l'ONEED'où vient la situation financière critique de l'ONEE ? Plusieurs
causes sont avancées : la période de flottement liée à la fusion
ONE-ONEP, rendue effective en 2012, qui a bloqué ou retardé de
nombreuses opérations ; le montant des créances que l'Office doit
lui-même récupérer auprès des collectivités locales et qui avoisinent
les 3 milliards de DH ; l'explosion des cours des matières premières
(fuel, charbon) ces dernières années, qui n'a pas été répercutée sur les
consommateurs finaux.
Difficile cependant de savoir avec précision ce qui se passe au sein
de l'Office. L'ex-ONE n'a jamais été audité par la Cour des comptes. Ses
rapports d'activité (celui de 2011 n'a toujours pas été publié) ne
reprennent que des chiffres généraux sur la production et la
consommation. Le prix de revient de chaque centrale n'est pas rendu
public. Pas plus que les modalités des contrats passés avec les
producteurs concessionnaires comme JLEC. Que se passe t-il au niveau de
la gestion de l'Office ? Même l'Economiste, le quotidien du milieu des
affaires, affirme dans un éditorial intitulé
Assassinat industriel qu' «
il est urgent de rompre le complot du silence »
1.
Le déficit de l'ONEE a atteint 10 milliards de DH en 2012 selon le ministre Najib Boulif
2.
Jusqu'à aujourd'hui, le gouvernement a simplement annoncé le déblocage
en urgence d'un milliard de dirhams pour parer au plus pressé. La
recapitalisation de l'Office et la signature d'un nouveau
contrat-programme avec l'Etat ont été annoncé pour 2013, afin de revoir
la « performance opérationnelle » de l'ONEE, notamment sur la question
des tarifs, mais rien de concret n'est sorti pour l'instant.
L'importance stratégique de ces secteurs publics (eau et électricité)
et le processus de libéralisation en cours depuis plus d'une décennie
exigent pourtant un minimum de débats pour arbitrer les choix à faire,
sachant que le développement du pays nécessite des investissements
colossaux pour mettre à niveau les infrastructures et que l'aspect
social est potentiellement explosif, comme l'ont montré les récentes
émeutes de Marrakech.
«
L'électricité et l'eau, tout comme les transports publics ou
l'enseignement, ont fait l'objet de décisions trop hâtives à la fin des
années 80. On a privatisé à tout-va et aujourd'hui on découvre que le
secteur privé ne peut pas remplacer l'Etat », explique l'économiste Mehdi Lahlou, président de l'Association pour un contrat mondial de l'eau (Acme) au Maroc.
Qui profite de l'ONEE ?Pour comprendre les enjeux liés à la libéralisation du secteur de
l'électricité, il faut savoir que l'ex-ONE a trois activités de base :
la production, le transport (réseau) et la distribution. La
privatisation progressive du secteur a commencé par les activités les
plus « rentables » pour le privé : la distribution et la production,
concédées dans les années 90 dans des conditions opaques (marchés de gré
à gré).
Aujourd'hui, plus de la moitié de l'électricité consommée au Maroc
est déjà produite par le privé. La société JLEC (du groupe émirati
Taqa), qui gère en concession pour le compte de l'ONEE la centrale à
charbon de Jorf Lasfar, se porte bien : elle a réalisé un chiffre
d'affaires de 5,4 milliards de dirhams en 2011 pour un résultat net qui
dépasse les 430 millions de DH !
Comment JLEC répercute-t-elle la hausse des prix du charbon, qui a
plus que doublé ces dernières années ? A combien se chiffre la
différence prise en charge par l'ONEE ? L'information n'est pas
disponible et ni JLEC ni l'ONEE n'ont répondu aux questions de Lakome.
Les deux autres concessionnaires privés,
Energie Electrique Tahaddart (ETT : ONE, Siemens, Gamesa) et
Compagnie éolienne du Détroit (Théolia), produisent beaucoup moins que JLEC mais sont eux aussi
rentables. ETT a dégagé un résultat net de 170 millions de DH en 2011.
Quelle est la valeur ajoutée de ces producteurs privés, à qui l'Etat a
délégué la gestion de services publics ? L'expertise ? Les capacités de
financement ? L'activité n'est réglementée par aucun texte spécifique.
Un projet de loi sur les partenariats publics-privés (PPP) est en cours
de préparation afin d'y remédier. «
Il faut que la loi précise si l'on veut un partenaire financier ou un partenaire qui exploite le service», avait indiqué en décembre dernier Jean-Pierre Ermenault, le délégué général de GDF Suez Maroc
3.
La recette magique de NarevaLe cas de Nareva, filiale de la holding royale SNI, illustre jusqu'à
la caricature les dysfonctionnements du secteur. Créée en 2004, la
société se positionne aujourd'hui comme un acteur privé incontournable
du secteur électrique après avoir remporté les marchés de la centrale
éolienne de Tarfaya et celle à charbon de Safi (toutes deux en
partenariat avec GDF-Suez), qu'elle va gérer en concession pour le
compte de l'ONEE. Grâce à la nouvelle loi 13-09 sur les énergies
renouvelables, taillée sur mesure pour elle selon les observateurs,
Nareva va également devenir le premier producteur privé du royaume, en
fournissant directement des clients industriels grâce à deux parcs
éoliens privés à Tanger et à Akhfenir (entre Tan Tan et Tarfaya).
Qu'apporte concrètement Nareva ? La société n'a aucune expérience
dans le secteur. Son staff se réduit à une poignée de personnes logées
dans des bureaux du Twin Center de Casablanca. Elle peut compter en
revanche sur le soutien sans faille du secteur public : la caisse de
retraite CIMR est entrée à 25% dans le capital de sa filiale Energie
Eolienne du Maroc, qui va gérer les parcs privés de Tanger et Akhfenir.
Question foncier, Nareva a obtenu 3200 hectares du domaine de l'Etat
pour ses projets de Tanger et Tarfaya. Le financement des projets est
porté principalement par des banques marocaines, Attijariwafa (filiale
SNI) et la BCP. L'électricité produite sera rachetée par l'ONEE à prix
négociés sur une durée de 20 ou 30 ans pour les centrales de Tarfaya et
Safi, ou revendue directement aux gros clients, la plupart publics (OCP,
ONCF, ONDA) ou filiales de la SNI (Lafarge, Sonasid), pour les
centrales privées de Tanger et Akhfenir. Dans ce dernier cas, Nareva va
simplement utiliser le réseau de l'ONEE pour transporter l'électricité
produite jusqu'aux clients industriels, en contrepartie du paiement
d'une redevance à l'Office ("timbre de transit"). On ne sait pas encore
comment est fixé le montant de cette redevance (
annoncé en 2010 à 8 centimes le kw/h pour Akhfenir). Contactée par Lakome, Nareva n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien.
C'est en principe une agence nationale de régulation qui doit
contrôler le respect de la concurrence dans les activités
production-transport-distribution. Le ministère de l'Energie a annoncé
sa création pour fin 2013. Ce projet d'agence de régulation avait été
lancé en 2002 mais n'a jamais vu le jour. Le Directeur général de l'ONE à
l'époque, Ahmed Nakkouch, a depuis été débauché par la SNI pour prendre
la tête de Nareva...
Lydec et Veolia, bénéfices maximumCôté distribution, le secteur ne va pas mieux pour l'ONEE. Les
marchés les plus juteux (Casablanca, Rabat, Tanger et Tétouan, qui
concentrent la moitié des besoins nationaux) ont été attribué à la fin
des années 90 à des concessionnaires français, GDF-Suez et Veolia, à la
fois pour l'eau, l'assainissement et l'électricité. Leur gestion a été
pointée du doigt par la Cour des comptes dans son rapport 2009, qui
explique qu'une grande partie des dysfonctionnements constatés «
pourrait
être évitée si l'information de l'autorité délégante et des usagers
était développée et si un véritable contrôle des délégataires était
exercé ». En cause : la non-réalisation de certains investissements
(particulièrement lourds au Maroc comparé aux marchés européens), dont
la responsabilité est partagée avec les pouvoirs publics, mais aussi des
mauvaises pratiques qui font tâche, comme le rapatriement illégal des
bénéfices, qui s'est élevé à près d'un milliard de dirhams pour la Lydec
entre 1997 et 2008 selon le rapport de la Cour des comptes.
Suite aux pressions du Mouvement du 20 Février, notamment dans le
nord, les autorités ont décidé en 2011 de revoir le contrat d'Amendis
(Veolia) à Tanger et Tétouan. La fusion entre l'ONE et l'ONEP laissait
entrevoir la possibilité de récupérer la gestion déléguée et de définir
plus globalement une nouvelle politique de l'eau et de l'électricité au
Maroc. Mais l'actualité de ces dernières semaines montre qu'on en est
loin. Veolia vient de vendre ses parts dans Redal et Amendis à un fonds
britannique, Actis, spécialisé dans la gestion d'actifs financiers.
Cette transaction est soumise à l'approbation des autorités mais n'a
fait l'objet d'aucun débat public. N'ayant pas d'expérience dans le
secteur, Actis a débauché un ancien directeur général de l'ONE, Younes
Maâmar, et va bénéficier d'une assistance technique de Veolia pour les
trois années à venir.
L'ONEE a beau être dans le rouge, la situation est loin d'être perdue pour tout le monde...
1 L'Economiste 11/03/20132 L'Economiste 07/01/2013
3 L'Economiste 28/12/2012