Les interprétations de ce déclin privilégient habituellement le changement de contexte économique, social ou culturel. L’accent est mis sur les transformations de l’appareil productif, le chômage, la précarisation de l’emploi, qui auraient découragé l’engagement syndical. La montée de l’individualisme, dévalorisant les engagements collectifs, est également invoquée. Mais ces explications ne sont-elles pas trop globalisantes ?
Aux éléments d’explication économique, même relativisés, il faut ajouter les changements dans l’organisation des entreprises et les rapports sociaux au travail. Des échelons hiérarchiques ont été supprimés, la communication s’est améliorée. Les salariés, mieux formés et mieux informés, n’hésitent plus à s’adresser directement à leur supérieur sans passer par le biais d’un délégué, privant ainsi le syndicat d’une source d’adhésions traditionnelle.
L’individualisme, qui aurait gagné la société dans son ensemble et le monde du travail en particulier, est un autre facteur explicatif, bien souvent invoqué, de la désyndicalisation comme, plus globalement, de la dévitalisation des liens sociaux. Cependant la notion d’individualisme soulève probablement plus de questions qu’elle n’en résout, en raison de son caractère hétérogène et de ses usages multiples. L’individu ne constitue pas nécessairement un être a-social. Son affirmation ne fait pas obligatoirement voler en éclats les cadres sociaux, ni n’exclut l’idée de solidarité. Cette opposition semble bien simpliste. Pour autant, les possibilités de "défection" individuelle provoquée par une prise de conscience du coût ou de l’inefficacité relative de l’engagement se sont manifestement multipliées en lien avec la segmentation sociale et la reconfiguration du marché de l’emploi, l’élévation générale du niveau de formation, la concurrence entre syndicats, des blocages organisationnels interdisant leur adaptation à ce nouveau contexte.
On pourrait évoquer aussi l’individualisme des jeunes salariés, leur hédonisme, leur sentiment d’extériorité à l’égard du mouvement syndical, de son histoire, de ses valeurs. Malgré tout, les jeunes semblent partager le même fonds de révolte que les salariés plus âgés et celui-ci s’exprime, ponctuellement, lors de conflits ou à travers certaines formes organisationnelles spontanées. Là encore, c’est au moins autant l’inadaptation du syndicalisme à l’époque qui pose question que des déterminants plus globaux.
Ne serait-ce pas l’enfermement des syndicats dans des logiques institutionnelles et bureaucratiques qui serait préjudiciable à la syndicalisation ? Cela expliquerait pourquoi le syndicalisme qui était, il y a une trentaine d’années, l’une des "forces vives" apportant à la vie politique un renouveau des idées et des hommes, est plutôt perçu aujourd’hui comme un frein au changement.
Ainsi, la figure du militant syndical, salarié parmi les autres, a pratiquement disparu. Cela est également vrai pour les équipes qui animaient un syndicalisme vivant dans les ateliers ou les bureaux. Ce militantisme de proximité, qui s’incarnait notamment dans une fonction de défense individuelle des salariés, était d’autant plus nécessaire que le syndicat de base dépendait essentiellement des cotisations de ses adhérents, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
L’effacement des syndiqués se trouve paradoxalement corrélé au renforcement de diverses institutions sociales dans et hors de l’entreprise. Cela a conduit à une professionnalisation des activités syndicales, à la multiplication des postes de permanents (alors même que le nombre des adhérents s’effondrait), à la perception d’aides, de subventions, d’indemnités de nature diverse, de mises à disposition de personnels, rendant en fin de compte le recrutement de nouveaux adhérents moins important pour l’équilibre des recettes et des dépenses. Au passage, les nouvelles tâches institutionnelles ont pu sembler plus nobles que la "rencontre" exigeante avec les salariés de base. Cela a creusé une certaine distance doublée de méfiance réciproque entre les salariés et les syndicats.